La vie religieuse semble de plus en plus étrangère à notre monde. Du moins lorsqu’elle appartient à la foi chrétienne. On respecte volontiers les Orientaux, on les dote des toutes les vertus, on leur prêterait même une connaissance ésotérique dont ils sont les premiers surpris.
Mais on considère avec condescendance les moines et les moniales chrétiens. On leur reproche de ne plus être adaptés à l’époque moderne, de se référer à un mode de vie moyenâgeux.
Pourtant le regard des moines sur le monde est trop souvent méconnu. Le recul que leur apporte leur choix de vie leur donne une vision de la société qui est souvent bien plus avisée que celle de la plupart de ceux qui vivent plongés dans les soucis du quotidien. Leurs connaissances, leur culture, leur vie intellectuelle, leurs compétences n’ont rien à envier aux élites de notre société.
Mais il est vrai qu'ils sont à part. Les religieux et religieuses se réfèrent à la manière de vivre des premiers chrétiens : ils sont dans le monde mais ils ne sont pas du monde. Leur référence est ailleurs. Ils ont fait le choix de devenir du mieux possible des citoyens du Royaume. Le Royaume, c’est un monde à venir, mais qui est déjà là quelque part, car ils peuvent en goûter les prémices dès ici-bas. On ne peut tenir toute une vie de cette manière sans expérimenter un «retour» dans son engagement, sans avoir une réponse partielle à ce choix, une réponse qui laisse entrevoir une plénitude qui reste à attendre, à espérer. Ce monde qu’ils espèrent, ils ne l’ont pas inventé. Ce n’est pas une utopie comme celles apparues dans l’histoire de l’humanité. Ce Royaume auquel ils se réfèrent leur a été annoncé par Celui dont ils se sont faits les disciples du mieux qu’ils pouvaient, en quittant tout pour le suivre : le Christ, le Fils de Dieu fait homme.
Tout le mystère de la vie monastique est là : répondre à l’appel personnel du Christ comme l’ont fait les Apôtres, en laissant tout pour le suivre.
Pourquoi un tel choix, aussi radical ? Parce qu’il est à la mesure de la plénitude qui leur est annoncée.
Et pourquoi ce choix, cet engagement, sont-ils définitifs ? Parce qu’on ne peut pas se donner à moitié, ou pour un temps seulement. Le « total » de l’engagement est inséparable du « pour toujours ». Et ce « pour toujours » ne s’arrête pas ici-bas, mais va jusque dans l’éternité.
Beaucoup de croyants qui vivent en célibataire dans le monde estiment être à l’égal des moines et des religieux. Pourtant il leur manque l’essentiel. Il est possible qu’ils soient moralement au moins aussi vertueux que les religieux et religieuses, que leur mode de vie soit irréprochable d'un point de vue formel. Mais ils restent stériles la plupart du temps. Il y aura toujours un manque, ce quelque chose qui rend nos vies riches et fructueuses sur le plan spirituel. Ce manque, c’est le don de soi, l’engagement. On ne peut vivre pleinement une vie religieuse sans ce don, de même qu’on ne peut vivre le mariage sans lui. La vie monastique est dite « consacrée ». Cela signifie, à l’origine «sacrifiée». Ce don de soi à Dieu est un sacrifice, une oblation, une offrande totale de soi à Dieu qui s’est lui-même offert en son propre sacrifice sur la Croix. De même que les martyrs des premiers siècles et de tous les âges donnent leur vie à Dieu concrètement, en acceptant de mourir pour le Christ, en son nom, de même les religieux renoncent à eux-mêmes, aux beautés de la vie, à tout ce que ce monde offre de réellement bon, comme l’amour du conjoint, les enfants, les fruits de la terre. Ils y renoncent, ils se donnent à Dieu, parce qu’ils préfèrent le Christ à tous les trésors de la Terre. Et s’ils le font, c’est parce qu’ils ont ressenti à quel point le Christ les aime personnellement, chacun comme un être unique, et qu’il les invite à se donner à lui comme il s’est donné au Père. Et ils comprennent également à quel point ces richesses du monde, même bonnes en elles-mêmes, sont fragiles et passagères face à l'éternité de Dieu.
Et de même que le Christ est ressuscité après la Passion, de même que sa vie offerte au Père lui est rendue en plénitude, d’une manière totale et absolue, qui transcende totalement tout ce que l’on peut vivre ici-bas dans ce monde déchu, de même ceux qui s’offrent à lui vivent d’une vie nouvelle. Ils retrouvent ce qu’ils ont abandonné, sanctifié, transfiguré, illuminé. Leur vie n’a plus rien à voir. Même si la souffrance, le doute, l’épreuve, peuvent encore en faire partie.
Ils ont goûté aux prémices du Royaume, ils savent quelque part où se trouve la lumière et ils cheminent vers cette lumière, jour après jour, dans ce que Dieu leur donne à vivre, dans ce que Dieu leur propose comme moyen de se sanctifier. Chaque jour ils vont gravir les marches que le Christ leur montre et qui leur permettent de montrer à quel point ils l’aiment. Chaque jour est alors une occasion de renouveler ce don de soi qui les a faits moines ou moniales.
Et ils découvrent que Dieu n’est pas dans le but qui reste toujours inaccessible, jusqu’au dernier souffle de vie, mais dans l'ascension elle-même, dans le cheminement.
Voilà pourquoi la vie monastique ne peut se vivre « pour un temps ». Elle ne peut être que sur toute une vie, une vie qui nous est donnée, que nous offrons au Père et qui nous est rendue à chaque fois plus forte, plus profonde, plus riche.