La vie monastique suppose un engagement total et une séparation radicale d’avec le monde. Pour la tradition orientale, cette séparation doit se faire dans l’esprit fondateur des pères du désert qui adoptait le style de vie des habitants du désert, sans plus aucun contact avec la civilisation. C’est là le modèle absolu qui définit un idéal de référence. Le but est de reproduire la formule d’Évagre le Pontique : «séparé de tous pour être uni à tous».
Cet idéal de séparation du monde a conduit à une forte méfiance vis-à-vis de la culture et des arts profanes. Les premiers moines et ceux qui les ont suivis ont vu en eux une expression de ce monde dont ils se séparaient. Un point de détail est fondamental pour comprendre cette situation: à l'époque de la naissance du monachisme, ce monde était encore un monde païen, celui de la civilisation gréco-romaine, même si la paix constantinienne devait aboutir à sa christianisation progressive. Cependant, les siècles suivants ont vu émerger, après les Pères de l'Église, de grandes figures monastiques comme saint Jean Damascène, saint Maxime le Confesseur ou saint Théodore Studite. Ces hommes pouvaient marier sans problème une ascèse monastique autant intellectuelle que physique rigoureuse à la connaissance étendue et approfondie de la culture ambiante aussi bien profane que sacrée. Ainsi, saint Jean Damascène était tout autant un musicien qu'un poète et a joué un rôle fondamental dans le développement de la culture arabo-islamique.
Cette situation a perduré en gros jusqu'à la chute de Constantinople qui a vu les humanistes s'exiler vers l'Occident latin et initier le mouvement de la Renaissance tandis que le monde monastique se repliait sur lui-même. Peu à peu, dans tout l'Orient orthodoxe, notamment chez les slaves, l’idée même d’un moine instruit et cultivé devenait totalement incongrue et continue à l’être. Le rejet conscient ou obligé de toute activité intellectuelle pouvait et peut encore conduire à un véritable abrutissement où les talents de l'homme se trouvent enterrés sous une chape puritaine qui n'est pas forcément bénie par Dieu et qui est loin de représenter le génie de la tradition orthodoxe.
Aujourd'hui, cette méfiance, qui va parfois jusqu'à la diabolisation du profane, s'est cristallisée sur l'Occident et sa culture, dans une démarche assez équivoque, partagée entre la xénophobie nationaliste, le replis identitaire et le rejet intégriste et puritain de tout ce qui n'est pas orthodoxe. Malheureusement, si l'Occident moderne a eu et a encore une nette tendance à oublier Dieu, tout, dans sa culture et dans sa production artistique, n'est pas à censurer par principe.
Pour l’Occident, l’idéal initial des pères du désert a dû composer avec une nécessité historique. La catastrophe des invasions barbares et l’effondrement de l’empire romain d’occident ont fait des moines les dépositaires naturels de la culture romaine et a transformé les abbayes en autant de conservatoires, ne serait-ce que par le fait des ateliers de copies et des bibliothèques.
Mais pas seulement : en insistant sur la lecture dans la discipline quotidienne (ora, labora et lectio), saint Benoît pose les fondements d’une tradition où l’engagement monastique cohabite avec l’instruction, le savoir, mais aussi la culture au sens large. Cette tradition sera reprise avec brio par les bénédictins du dix-septième siècle, notamment avec Mabillon, et perdurera jusqu’à nos jours. Et nul ne peut mettre en doute l’authenticité de la vie monastique dans cette tradition, en termes d’ascèse personnelle et de sainteté, mais aussi de mystique et de contemplation, même si elle s’accomplissait plus souvent dans les bibliothèques que dans les champs.
De fait, l'Occident moderne a directement hérité de la tradition monastique médiévale où il trouve ses racines autant que dans la civilisation romaine qu'elle a transmise, ne serait-ce qu'à travers le latin.
Il est vrai que l'époque moderne, qui a suivi immédiatement la Renaissance mais aussi les guerres de religion, a donné naissance à une culture humaniste athée. Une culture athée dans le sens où le thème de Dieu et de la religion en étaient absents ou se trouvaient directement combattus.
Le Monastère de la Dalmerie a été fondé sur ce double socle oriental et occidental, notamment avec l'attachement à la Règle de saint Benoît. Il était naturel qu'il conserve une certaine ouverture vers ce que le monde ambiant a de meilleur, en termes de culture, d’art, et d’humanisme, parallèlement à un engagement monastique sérieux. L’expérience de la Dalmerie montre que la chose est possible, sans perdre son âme ni se diluer dans le siècle, dans l’esprit authentique d’une ascèse de renoncement au service de Dieu et de ses frères, dans le cadre stable d’une vie quotidienne au sein du cloître, rythmée par la prière liturgique, la prière personnelle, le travail et la lecture.
Il est clair que cette ouverture nécessite une grande prudence, dans une solidité intérieure et une maturité monastique bien affirmées, notamment avec un discernement sans faille. Il faut donc une solide formation monastique avant d’envisager une telle ouverture. Le risque est clair : risque de dispersion, de se diluer dans le tourbillon d’une vie culturelle dont tout n’est pas bon et loin s’en faut. Il faut savoir tirer le bon grain de l’ivrée pour mettre à jour le meilleur de l’homme et laisser le reste dans l’ombre. L'expérience a montré que le risque inverse d’un enfermement puritain dans une fausse bulle sacrée est bien plus dangereux encore.
Tout cela doit correspondre à une démarche personnelle, avec la bénédiction et sous la conduite de l’Abbé, au sein de la clôture monastique, sans se disperser à l’extérieur. Il ne faut pas non plus que soit remise en question l’unité de la communauté, faites de personnalités et de sensibilités différentes. C’est une possibilité offerte à tous mais qui peut n’en concerner que quelques-uns. Il y a la place pour chacun de s’épanouir dans une ascèse personnelle authentique, sans élitisme, dans l’harmonie d’une communauté où chacun est respecté en ce qu’il est. À charge pour l’Abbé de maintenir cette unité dans la diversité.
Ainsi, l’ascèse monastique peut aussi cohabiter avec une pratique artistique comme la musique ou la peinture «profanes». Travailler sérieusement une fugue de Bach ou une étude de Chopin est une ascèse aussi valable que de faire des métanies devant ses icônes, du moment que tout se fait par amour de Dieu et pour sa gloire – et que ceux qui aiment le silence n’en sont pas gênés. De même que peindre une toile ou un pastel, bien que ce soit foncièrement différent de la peinture d'icône, peut aussi se révéler une forme de distraction bénéfique et apporter un épanouissement intérieur qui ne s'oppose pas à la vie en Christ.
Pour un moine qui exerce son art, l’ascèse est finalement bien plus exigeante, même si elle semble éloignée de la forme traditionnelle. Les artistes, quelle que soit leur discipline, sont très souvent des égocentriques narcissiques. Pour peindre, sculpter ou jouer d’un instrument, il faut s’extérioriser. Cela peut sembler aller à l’encontre du travail d’effacement de soi propre à la voie monastique. Et pourtant ! S’attacher à convertir ce narcissisme en amour de Dieu et de ses frères, exprimé à travers son art, dans l’humilité et le dépassement de soi, est une ascèse particulièrement fructueuse, qui n’a rien à envier aux plus rudes mortifications corporelles. Car ce n’est pas l’ego de l’artiste qui fait son talent, mais son amour du beau et son travail incessant de dépassement de soi dans la maîtrise de la technique. Et ce travail rejoint parfaitement l’ascèse monastique dans l'humilité.